Lettre pour Bertrand Tavernier

Lettre ouverte de Marcus à Bertrand Tavernier
“Une nuit chez les SDF ( Marcus )”

jeudi 7 février 2019,

Bonjour Bertrand Tavernier,

Cela se passe quelque part, sur les hauteurs de la Cité Ardente.
Il est vingt heures, je me gare à plus de cent mètres de mon travail même si les places ne manquent pas , c'est plus sûr: en ce temps frileux, j'appréhende l'avenir...
"Ils" sont déjà là à attendre...alors que l'abri n'ouvre qu'à vingt-et-une heures.
Ils s'agglutinent devant la porte, je me faufile cherchant un passage, tout en criant:"bénévole!".
Certains me reconnaissent et me saluent, pour d'autres, je trouble des querelles d'épiciers ou d'ivrognes.
Tant bien que mal, j'arrive au seuil.
G. et B. sont affairés à inscrire ces femmes et ces hommes dont plus de la moitié ne franchiront pas la porte...faute de place!
Un soir, aussi, il me faudra remplir le registre... Comment écrire les noms imprononçables dont certains trouvent amusant d'en changer chaque nuit!?
C'est que la plupart n'ont pas de papier... Pour seul bagage,ils trainent un sachet plastique et ne le quittent pas des yeux.
Le temps d'échanger quelques mots sur la nuit précédente, vingt heures quarante-cinq s'annonce :"ouverture du gîte".
Vingt-six noms sont lancés dans la nuit, le couloir est pris d'assaut par les "élus", les autres devront chercher du côté de la caserne ou d'autres endroits à des kilomètres de là...
Certains, résignés et fourbus, nous demandent quelques couvertures pour se coucher à l'entrée d'un porche voire même sur le trottoir à quelques pas du gîte.
Nous sommes huit bénévoles à assister ces femmes et ces hommes, avec pour seule ambition DONNER et AIMER.
A trois, nous passerons la nuit avec eux tandis que les cinq autres rejoindront leur famille à vingt-trois heures.
D'abord, c'est la distribution des paniers ( le linge pour la literie et la toilette)et tous s'agitent car dans un quart d'heure on ouvre le dortoir!
Il y a du remue-ménage.Si tous les lits sont identiques, certaines places sont convoitées, allez savoir pourquoi!!
Vingt-et-une heure trente, les lits sont prêts, certains s'y couchent sans même prendre la peine de se laver ni de se déshabiller, complètement anéantis par la journée passée dans la rue ...ils ronflent!
Pour les autres, une douche puis un café avec quelques victuailles fournies par des grandes surfaces ou simplement apportées par les bénévoles et engloutis en quelques minutes!
De mon coin, je regarde ce triste spectacle: deux se promènent un oeil caché par un pansement douteux... deux autres ont de graves problèmes aux pieds... plus loin, un homme s'est endormi à table...
A côté, deux bénévoles s'affairent aux formulaires et explications tandis que d'autres continuent à préparer du café, de la soupe ou de la nourriture.
Mon attention se focalise sur Anna, une habituée du gîte, qui se démène sur un bloc de papier: par ce moyen, elle nous écrit un message de remerciement ... ne se sentant pas capable de s'exprimer autrement, devant ses compagnons d'infortune!
Plus loin, un homme dénote dans le groupe: il est africain, plutôt bien habillé, plongé dans un profond mutisme et je le sens attentif! Il me semble être un homme d'église... que vient-il chercher? Qu'est-ce qui, dans cette profonde misère, le rapproche de Dieu???
La réalité m'appelle ailleurs: Marie et Denis s'agitent... alcool et drogue ne font pas bon ménage! (c'est le début du mois...les aides du CPAS sont parties...)
L'heure n'est plus à la poésie...mais aux reproches: nous agissons avant que cela ne prenne des proportions.
Dix-heures trente :Des cris nous parviennent de l'escalier .Deux hommes au millieu d'un attroupement se disputent dans une langue inconnue .Un spectateur parle de couteau.Il nous faut intervenir au plus vite,non sans penser à ce bénévole qui, à Bruxelles ,il y quelques mois perdit la vie.Nous menaçons de vider l'abri,d'appeler la police,l'effet est immédiat et ramène au calme.
Onze heures: les accompagnateurs bénévoles nous quittent. Hommes et femmes gagnent les dortoirs, nous préparons les déjeuners et allons aussi nous coucher.
Onze heure trente: le ballet des fumeurs commence .De mon lit je les entends et les vois se glisser dans la pénombre. Il y a un demi siècle à ce mème endroit était un orphelinat.A cette époque aussi des ètres humains étaient à charge d'autres .J'ai l'impression qu'aujourd'hui je trouve au gouvernail d'une chaloupe dont les hommes sont dans l'eau.
,P , un accompagnateur, dort comme un bienheureux. Ses ronflements couvrent tous ceux du dortoir...auxquels s'ajoutent les quintes de toux et les flatulences!
Marie et Denis ont repris leurs querelles...nous les réprimandons : c'est que pendant qu'ils se promènent et se disputent, d'autres, dans la rue , dans le froid, essaient de trouver le sommeil... le ton monte, la discussion s'envenime et Denis demande à quitter l'abri... je comprends alors qu'il est en état de manque!!
La nuit se passe sans autre problème.
Six heures trente. Nous sommes réveillés par la troisième bénévole (souvent une femme), qui sommeille dans un bureau fermé à double tour dans le couloir .Un nouveau jour commence. La sonnette d'entrée retentit, les hommes et femmes qui ont dû rester dehors demandent à rentrer, et une tasse de café. Ils ont très peu ou pas dormi.
Parmi eux, Jonathan, 18 ans, encore enfant, ne sait plus depuis quand il est à la rue, ne demande rien et part s'asseoir dans la salle. Il s'endort sur la table devant sa tasse de chocolat chaud.
Beaucoup de questions... qu'est-ce qui nous motive à travailler ici, si même des enfants n'ont pu s'y réfugier???On peut se trouver des raisons: en accueillant tous ces sans-abri, on assure peut-être quelque part la quiétude des citoyens (contre les méfaits de la délinquance, de l'alcoolisme,...) ,que seraient advenu tous ces gens livrés à la rue ,au froid ,ou encore ,à la solitude?
Il est six heures quarante-cinq, avec insistance, nous finissons par les réveiller. Un déjeuner ensemble puis vers sept heures quarante-cinq, enmitouflage pour affronter l'hiver.
Je secoue Jonathan et mets tout le monde dehors, pensant avoir accompli mon devoir.
En reprenant la route de Wavre,je suis nourri de regrets.Jean-Jacque Rousseau écrivait "On n'a rien donner tant que l'on n'a pas tout donner " .Ces femmes, ces hommes et cet enfant que j'abandonne pour quinze jours ,ne méritent pas cela ,vraiment pas cela.....Puisse Dieu me pardonner…

A+ Marcus

J'ai écrit de nombreuses nouvelles que vous devriez trouver sur le site " Ecrire à Christophe Barratier " . Bon voyage .

Auteur: Marcus

Lettre pour Bertrand Tavernier. Lettre 59.

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